


« Kiss me on the sidewalk, take away the pain » écris-je avec application à l’intérieur de la couverture de mon journal intime à l’encre indélébile. J’ai 13 ans, et alors que je rêve à mes futures prochaines premières amoures, cette phrase s’ancre profondément en moi et résonne comme un secret -un de plus, entre moi et Taylor Swift. Le collège touche à sa fin et elle vient de partager avec le monde son deuxième et tant attendu album, Speak Now. Je suis une adolescente discrète, bonne élève, sans histoire ; mais au fond de moi bouillonne un univers romanesque, fait de passion et de rencontres imprévues, dans lequel se fondent les comédies romantiques que j’ai vues, les romans à l’eau de rose que j’ai lus et les chansons d’amour américaines que j’ai entendues. Allongée en travers de mon lit de petite fille, j’écoute cet album en boucle et je mémorise religieusement les paroles de chaque chanson ainsi que les histoires qu’elles racontent : la naissance du désir, la méchanceté des filles plus populaires, le courage d’élever la voix et l’embrassement du futur doré qu’il me reste à écrire. Je danse dans ma chambre et je rêve à ce que seront mes années de lycée et mon premier baiser, et tout me semble encore possible : rencontrerai-je quelqu’un qui fera de moi, a careless man’s careful daughter, une femme épanouie ? Serai-je dévastée par une rupture et m’allongerai-je moi aussi sur le sol en rêvant à notre last kiss ?

Avec ses robes pailletées puis plus tard ses lèvres rouge vif, Taylor Swift et ses albums ont distillé des images vivaces et persistantes dans mon esprit adolescent, et m’ont offert une cosmogonie complète dans laquelle j’ai vécu en vase clos pendant de nombreuses années, juste avant de me jeter à corps perdu dans le monde. Se disputer et s’embrasser passionnément sous la pluie dans une petite robe d’été, se regarder intensément à un feu rouge, se tenir sous les fenêtres de l’être aimé, vivre un conte de fée puis déchanter et connaître l’hiver froid du chagrin d’amour ; autant de tropes amoureux que l’on retrouve par milliers dans d’autres œuvres romantiques des années 2000 et 2010, dont The Notebook ou Grey’s Anatomy ne sont pas les moindres. Taylor Swift a cependant toujours eu un don particulier pour mettre des mots sur les sentiments que je ressentais, ou pensais ressentir, et n’a cessé de me fournir, chanson après chanson, des métaphores adéquates pour extérioriser et chanter à plein poumons mes réussites et mes déceptions amoureuses. Je suis tombée amoureuse pour la première fois au son de « Jump Then Fall », un amour de collège secret et inavoué que j’ai chéri et poli comme un trésor au fil de Fearless, et je suis rentrée au lycée avec les précieuses leçons de « Fifteen » en poche et la bénédiction de « Long Live ». J’ai survécu à ma première rupture uniquement grâce à l’album Red, que j’écoutais allongée sur mon plancher, brisée et reconnaissante que Taylor ait traversé avant moi cette épreuve insurmontable. Plus tard, j’ai embrassé l’érotisation de mes relations amoureuses au son du sensuel hymne pop qu’est « Style » et j’ai appris le prix à payer pour enchaîner les aventures avec « Blank Space ». Plus qu’un simple imaginaire amoureux, les albums de Taylor Swift m’ont offert une littérature riche et dense, en prise avec les problématiques contemporaines de la féminité et du féminisme. Que signifie grandir ? Quels rites initiatiques jalonnent réellement la vie d’une jeune fille ? Comment préserver la sincérité et la profondeur de ses sentiments dans un monde où les artistes sont accusées d’instrumentaliser leurs relations pour vendre d’avantage ?

Grandir aux côtés de Taylor Swift, c’était grandir avec une réserve de mots magiques et enchantés -wonderstruck, fearless, evermore- dans laquelle j’ai pu puiser à chaque battement de cœur et à chaque carrefour de mon existence. Les images amoureuses de Taylor ont évolué ; mes attentes aussi. Son univers s’est assombri et s’est départi de ses archétypes les plus romanesques et les plus naïfs, sans pour autant jamais perdre de sa poésie. Au contraire, il s’est enrichi d’une myriade d’histoires fictives qui sont venues parachever son monde intérieur et le mien, en les dotant d’une véritable mythologie qui ne connaît ni les barrières du temps ni celles de l’espace. Son talent de conteuse m’a offert des histoires auxquelles rêver et m’identifier, ainsi que l’amour des mots nécessaires pour écrire les miennes avec sensibilité et sincérité. Poncifs amoureux, récit de soi, dépassement de l’expérience dans l’écriture ; les paroles de Taylor m’ont aidé à affiner ma plume et m’ont donné envie de créer à mon tour mes propres images.
Journal intime après journal intime, j’ai enrichi ma discographie vivante personnelle des différents épisodes que j’ai traversé depuis mes 13 ans. À travers les hauts et les bas, le talent de parolière de Taylor transcende mon adolescence et son aura de pop star pour l’ériger au rang de meilleure amie fidèle, vers qui j’ai pu me tourner plus jeune, dont les conseils chantés me guident et dont la présence continue d’être familière et rassurante, comme celle d’un vieux gilet porté mille fois et dans lequel l’on continue de se blottir année après année. Est-ce la nostalgie d’une période plus simple qui me pousse à me réfugier dans les bras tayloriens ou mon éternel romantisme ? À 24 ans, et neuf albums précieusement en poche plus tard, je continue de croire que c’est plutôt l’amour des mots et de la narration qui me lie et me liera toujours à elle. J’avance, confiante dans le fait qu’elle continuera d’éclairer mon chemin par ses images riches et ciselées, qui scintillent dans la nuit de millions de jeune filles aujourd’hui femmes depuis plus de dix ans déjà.
