Mai

everybody wants the best for you, but you gotta want it for yourself my love

La chanson que j’ai écouté le plus ce mois-ci jusqu’a en être presque totalement écoeurée (et pas juste parce qu’elle s’appelle Sugar)

L’été peut-il être encapsulé dans un vinyle ? (la réponse est oui)

En mai, j’ai écouté en boucle le dernier album de Men I trust, Untourable, pour deux raisons : leur rock indie tout doux se prête parfaitement au début de l’été et ils passaient en concert au Trabendo. Je ne me remets toujours pas de la blague nulle d’aller assister à la tournée d’un disque avec un nom pareil mais au delà de ça, Untourable, c’est une carte postale estivale et plein d’images qui rendent heureux : les balades en vélo au bord de l’eau, le premier pique-nique de l’année, les herbes hautes, les rayons de soleil diffractés à l’infini dans un kaléidoscope de lumière chaude… C’est l’art de la douceur de vivre, non dénuée d’une certaine mélancolie, juste ce qu’il faut pour contempler pensivement une rivière en fin de journée ou prendre le temps d’un slow sans parole.

Et puis mai c’était aussi la sortie du très chouette album de Let’s eat grandma (encore un nom plutôt drôle), intitulé Two Ribbons. Je n’écoute pas compulsivement Let’s eat grandma mais ce disque plein d’une énergie avide de vivre m’a percutée de plein fouet et m’a accompagnée tout le mois. J’ai adoré son intensité très joyeuse et sa fougue candide et je m’y suis beaucoup lovée dans les highs de mes meilleurs jours. J’ai aimé la façon dont Two Ribbons parle avant tout de l’amitié profonde qui lie les deux musiciennes du groupe. Happy New Year, mon morceau préféré de l’album, résume très bien la célébration de cet amour amical qui traverse le temps, l’enfance, l’adolescence et l’âge adulte :

And nothing that was broken
Can touch how much I care for you
Because you know you’ll always be my best friend
And look at what I have with you

A ce sujet, la review de Pitchfork parle très justement du processus d’écriture de l’album et de la façon dont il vient cimenter le respect et l’affection que se portent ces amies de longue date. Two Ribbons, c’est un peu la lettre d’amour que je pourrais offrir à ma meilleure amie d’enfance : des fois, on se déchire, on dérive chacune de notre côté, mais au fond, tu es ma famille et je ramasserai les petits morceaux de toi éparpillés sur le sol à la fin de la fête. Toujours.

genius 2 me

Enfin, mai, c’était aussi la trouvaille d’une très belle édition du double album Tusk de Fleetwood Mac dans un magasin de vinyle lyonnais, avec TOUTES les couvertures, y compris la fameuse photo upside down (ou “floating collage”) du photographe Jayme Odgers, qui avait suscité tant de débats au moment du shoot en 1978 (plus d’infos ici) (vous pensez que ça n’a pas d’importance ? A votre avis, de qui s’est inspiré Harry Styles pour la cover de Harry’s house ?).

un peu décevant cet album, non ?

Tusk est un de mes albums préférés de Fleetwood (à égalité avec Rumours) et il inclut certaines de mes chansons préférées du groupe, dont Storms et Sara. Globalement, et parce que c’est trop tentant de faire dialoguer les œuvres, je pense que Rob résume parfaitement mon rapport à l’album dans l’épisode 1 de High Fidelity (non, je n’arrête jamais de penser à cette série) :

Désolé de ne pas avoir d’autre personnalité que la filmo de Zoë Kravitz

Lectures brèves mais intenses

Toute cette belle musique ne m’a pas laissé beaucoup de temps pour dévorer des pavés mais j’ai tout de même lu des choses courtes, intenses et belles, à commencer par l’incontournable nouveau roman d’Annie Ernaux, Le jeune homme, dont toute l’intensité tient à son ouverture et à la façon dont elle parle de faire l’amour (je ne vous spoile pas). Ce n’était pas mon texte préféré de l’autrice mais je suis toujours aux anges de pouvoir m’abreuver un peu plus de ses mots, de sa sagesse et de la façon si fascinante qu’elle a d’explorer sa propre vie par l’écriture. Je crois que tout est dit dès l’épigraphe: 

“Si je ne les écris pas, les choses ne sont pas allées jusqu’à leur terme, elles ont seulement été vécues.”

Je me suis aussi confrontée pour la première fois à la prose de Chimamanda Ngozi Adichie le temps de deux nouvelles avec le court recueil Le tremblement. Comme à chaque fois que je lis l’oeuvre d’auteurs et d’autrices qui parlent de biculturalité, j’ai été frappée par le bien être que me procurent ces témoignages qui parlent de la difficulté de s’acclimater à des cultures, à faire coexister racines culturelles et cultures des pays d’accueil et plus généralement, du racisme, de l’exotisation et de la violence parfois intériorisée qui peuvent accompagner ces processus. Dans une certaine mesure, ces deux nouvelles m’ont fait penser aux nouvelles de l’autrice indienne Anita Nair qui, elle aussi, écrit à propos d’immigration aux Etats-Unis. Ça m’a en tout cas vraiment donné envie de me tourner vers les romans de Chimamanda Ngozi Adichie pour en découvrir plus.

Un autre petit livre qui m’a marquée est l’essai Désirer à tout prix de Tal Madesta. Vous le connaissez peut-être pour son activisme ou son travail journalistique pour XY média, le média transféministe français indépendant qui a été lancé l’an dernier (pour les soutenir, vous pouvez faire un donc ici). Il s’agit aussi de la troisième publication de la collection Sur la table de Binge Audio, dirigée par Victoire Tuaillon, avec Sortir de l’hétérosexualité de Juliet Drouar et Révolution amoureuse de Coral Herrera Gómez. Je ne suis pas une grande auditrice des Couilles sur la table, un peu plus du Coeur sur la table, et le projet d’édition de Binge me laissait un peu dubitative, mais il faut reconnaître que leur programme est alléchant… et je n’ai vraiment pas été déçue de cette première lecture. Désirer à tout prix est accessible sans transiger intellectuellement, brasse et articule des références sociologiques, féministes et queer passionnantes et surtout, il est à la hauteur des promesses de sa quatrième de couverture (pas évident, de nos jours) ; c’est une vraie réflexion sur l’injonction à la sexualité (cisgenre, hétérosexuelle et valide) de notre société occidentale, qui questionne pertinemment la notion de libération sexuelle.

C’est quoi au fond, une sexualité épanouie ? Est-ce qu’on est vraiment plus émancipé.e.s parce qu’on a une sexualité très active ? Quels enjeux économiques se cachent derrière la pression à être actif sexuellement ? Quelles autres formes de sociabilités et de liens cet hyperfocus sur la sexualité occulte-t-il ? Désirer à tout prix est un peu le (petit mais féroce) pavé dans la mare de la banalisation du casual sex, ce mal du siècle qui au fond ne fait du bien à personne et ronge nos relations interpersonnelles. Plus que ça, c’est aussi, dans un second temps, un manifeste qui célèbre les autres types de liens affectifs, ceux dont les films et les chansons parlent moins (même si heureusement, ils en parlent) : l’amitié, la famille non nucléaire, les autres formes de communauté. Ça fait du bien de continuer à mettre des mots sur ce malaise et de se donner à penser d’autres façons de s’aimer.

Passer le temps et errer à l’écran

Ce mois-ci, j’ai été marquée par deux films : d’abord, la découverte (tardive) du film d’Agnès Varda, Cléo de 5 à 7, dont je connaissais déja l’histoire mais que je n’avais jamais vu intégralement, et qui m’a touchée en plein coeur comme tous les films de la réalisatrice. Sans surprise, je suis tombée sous le charme de l’insolence et des éclats de Cléo, cette héroïne qui au début paraît capricieuse et vaniteuse mais se révèle finalement d’une honnêteté désarmante. Je me suis retrouvée dans sa superstition, son narcissisme névrosé, ses errances, ses doutes ; la réflexion sur la beauté et l’image de soi, que Varda apporte en incluant sans cesse des miroirs tantôt complices, tantôt brisés et des reflets fragmentés, démultipliés, pour parler de la perte de soi, m’a profondément émue. Agnès Varda a une façon tellement unique de filmer la vie : elle arrive à insuffler de la poésie dans les moment les plus terribles et les plus banals, à ramasser en quelques mots beaucoup de sagesse et d’émotions très intenses, qu’elle livre au spectateur.trice comme des petites pierres précieuses disséminées ça et là au détour de ses oeuvres. Elle porte sur la vie un regard emprunt d’une beauté à la fois malicieuse et déchirante et réussit à faire dialoguer le tragique et le pittoresque, la tendresse et l’effroi, sans que l’un chasse l’autre. Évidemment, le morceau de Michel Legrand, Sans toi, et l’interprétation qu’en fait Corinne Marchand, m’a déchirée de l’intérieur et j’en pleure encore.

ces bleus et ces jaunes très Gare Montparnasse… frissons

D’autres errances parisiennes m’ont émue au cinéma : celles des personnages des Passagers de la nuit, le très beau film de Mikhaël Hers avec le casting de mes rêves (Noée Abita, Charlotte Gainsbourg, Emmanuelle Béart). On y suit les vies d’une famille recomposée qui se fait, se défait, se croise et se perd de vue sans bruit, sans drame, et c’est d’une délicatesse rare. J’ai adoré dériver sans but avec ces héros aux prénoms fantasmagoriques pleins de magie (Talulah, Elisabeth, Vanda) et j’ai été particulièrement éblouie par le travail de la pellicule, qui façonne l’ambiance très éthérée du film, le tout enrobé d’une bande son planante et atmosphérique. Le fait que l’histoire parle de radio force évidemment le focus sur le son, les voix et leurs textures, mais je tire mon chapeau au travail d’Anton Sanko, le compositeur, qui a su alterner chansons très nocturnes eighties (Kim Wilde, Les innocents) et des notes électroniques lancinantes qui parlent de solitude dans les grandes villes et d’insomnie. La façon dont le réalisateur filme la capitale m’a totalement bouleversée : la caméra se promène dans les quartiers les plus froids et urbains de Paris, leur verticalité et leurs angles abrupts, loin des immeubles haussmanniens dont on a l’habitude, sans que jamais l’histoire de se départisse de sa douceur. Si je devais imaginer les années 80, elles auraient le visage que leur donne Mikhaël Hers : pleines de synthés doux et lancinants, de lumières dans la nuit, de bruits feutrés, de regards intenses, de fulgurances sur le dancefloor des boîtes downtown. Finalement, je crois que c’est un peu ça, mon cinéma préféré. En attendant, je ne peux que vous conseiller d’écouter en boucle la playlist du film.

On se quitte sur la sagesse de Lorde dans Secrets from a girl (who’s seen it all) qui m’a fait beaucoup de bien ce mois-ci (et oui, c’est l’été, on dépoussière Solar Power) :

Baby girl, no one’s gonna feel the pain for you
You’re gonna love again, so just try staying open
And when the time comes, you’ll fall

❤ à dans un mois !