Julie approche de la trentaine, mais ne sait pas vraiment ce qu’elle veut. Brillante, elle oscille entre différents choix de carrière et de coupes de cheveux : psychologie (carré rose), médecine (blond sage), photographie (longs cheveux ondulés). Elle enchaîne aussi les histoires d’amour, comme on enfile des pulls différents, afin de tester son style et ses limites, avant de rencontrer celui qui pourrait être le bon, Aksel, 40 ans, illustrateur, avec qui elle emménage et s’initie au quotidien à deux. La vie pourrait être simple, mais Julie hésite : est-elle vraiment comblée ?

Joachim Trier cueille son héroïne à un moment délicat de son existence : celui de la quête de soi. Pour explorer ses incertitudes, il choisit de filmer un instant précis de sa vie, celui d’une relation amoureuse majeure, de ses prémisses -le prologue narre la rencontre- à sa fin -l’épilogue nous offre une Julie finalement détachée de son ancien partenaire. Entre les deux, douze chapitres explorent avec finesse les petits rien du quotidien d’un couple, et permettent en creux de poser des questions plus profondes, comme celle de l’injonction à la maternité et à trouver sa voie. Julie trébuche, hésite, avance sans forcément poser de mots sur ce qu’elle ressent, souffre et, inéluctablement, grandit. Plus qu’une analyse de la trentaine, Trier signe ici un portrait de couple, dans la lignée d’un Scènes de la vie conjugale de Bergman, et, avec le juste mélange de pudeur et d’émotion, touche juste concernant les mécanismes invisibles qui enrayent petit à petit une histoire en apparence réussie.
Alors même que le réalisateur se confie sur son envie de raconter une histoire d’amour et que le titre original, “Verdens verste menneske” signifie en suédois “Le pire homme du monde” (ou “le pire humain du monde”, l’interprétation est ouverte), la question se pose néanmoins de savoir pourquoi la distribution française a jugé bon de renommer le film d’après le nom de sa protagoniste, Julie, et de le présenter comme un portrait de femme -une expression récurrente dans la description de l’oeuvre, auréolée du prix “meilleure intérprétation féminine” décerné à Cannes à l’actrice Renate Reinsve pour sa performance. Si le film parvient à délivrer un propos intéressant concernant l’amour, sa pertinence du point de vue du quotidien féminin est plus questionnable : Julie n’est ainsi l’héroïne de ce drame qu’au même titre que son compagnon, Aksel, qui occupe une place à la fois prédominante dans sa vie et dans la narration, les deux tournant autour de lui et de son irruption dans la vie de la jeune femme. A partir de la deuxième heure du film, on a même la sensation que ce dernier finit par l’éclipser et l’engloutir, tant Julie n’est finalement définie que par rapport à ce qu’il lui apporte, offre et lègue ; les souffrances de son ex, qui signe l’un de monologues les plus touchants du long métrage et se garde les meilleures répliques, occupent une place infiniment grande à l’écran tandis que ses drames personnels à elle ainsi que les tourments qui l’agitent sont parfois balayés en une minute, le temps d’un coucher de soleil et de quelques larmes silencieuses dans son salon. Le film offre par ailleurs de nombreuses scènes de mansplaining irritantes, du refus d’Aksel à entendre les positions de Julie sur la maternité à sa manie insupportable de tout savoir mieux qu’elle, y compris au moment où elle le quitte. Difficile de se détacher de l’impression que, derrière sa promotion de portrait de femme et le visage souriant et libre de Julie sur l’affiche, cette dernière n’est finalement qu’un prétexte narratif pour ouvrir sur le vrai propos du film -la souffrance d’un homme paternaliste, incompris en tant qu’artiste et que partenaire. C’est d’ailleurs uniquement grâce à lui qu’elle s’accomplit, aussi bien en tant que personne qu’en tant que professionnelle -”tu es une fille épatante et tu ferais une super mère”, lui martèle-t-il, grand prince, avant de lui offrir son appartement pour qu’elle y vive gratuitement. Julie ne semble ainsi atteindre l’âge adulte, le vrai, que grâce à Aksel et à sa sagesse. On est loin de la profondeur et de la complexité féminine de Portrait of a lady.

Certes, Joachim Trier ne prétend pas offrir le portrait de femme que nous promet la presse française ; on peut cependant questionner également le portrait de la trentenaire qu’il dresse à travers Julie et sa relation avec Aksel. Tandis que la souffrance de ce dernier est filmée avec une délicatesse et une subtilité infinie, les incertitudes de Julie sont souvent relayées avec humour par une voix off -masculine- qui, si elle touche juste concernant l’indécision propre à la jeunesse, ne permet pas au spectateur de prendre très au sérieux la quête de l’héroïne. Julie est avant tout présentée comme une jeune fille légère, avide de vivre, intense, une image dont elle souffre parfois sans trop élaborer dessus -elle reproche d’ailleurs à Aksel de tout vouloir toujours rationnaliser quand elle souhaiterait seulement ressentir les choses, et dont elle se détachera en portant du noir et en coupant ses cheveux à la fin. Elle est décrite comme intelligente, mais ne semble penser qu’à travers son compagnon, avec qui elle “continue d’avoir des conversations imaginaires” bien après leur rupture. Elle écrit, mais on ne saura pas vraiment si sa carrière de journaliste décolle. Elle flirte et rayonne de sensualité, mais ne semble pas avoir d’amies -en tout cas, aucune que le film ne montre- et elle évolue à la place dans les cercles amicaux de ses amants. En somme, elle ressemble plus à la version imaginaire de la trentenaire sortie tout droit de l’imaginaire d’un homme plus vieux -son partenaire ou le réalisateur, au choix, avec toute la flopée de clichés que cela implique : les daddy issues, l’autodérision (Julie pète devant son crush, attention), le sang menstruel comme symbole ultime de l’émancipation féminine. Si la spectatrice se retrouvera indéniablement à certains moments du film dans les réflexions de Julie, il est peu probable qu’elle adhère à sa façon ultra privilégiée de naviguer dans la vie où, parlons-en, au discours ambivalent que tient le film concernant le mouvement #MeToo et le sexisme dans l’art. On déplore ainsi la digression de Trier sur le politiquement correct d’Aksel, qui traite tout de même une journaliste féministe (très caricaturale) de p*te en prime time, et la tentative du réalisateur pour l’élever au-dessus de ces débats présentés comme futiles. Il semble difficile de croire qu’au sein du même film puissent coexister de très beaux moments de female gaze, comme lorsque Julie contemple le corps de son nouvel amant lors de leurs ébats, et des scènes d’un sexisme infini, notamment lorsque, comme marqueur de leur complicité retrouvée, Aksel attrape sans prévenir le sein de Julie, lors d’une entrevue jusque là très tendre, mais absolument platonique. Autant de petits faux pas qui semblent détourner l’attention du sujet supposé -la vie de Julie, qui brouillent la trajectoire du film et laissent un goût amer dans la bouche lorsque l’on pense au succès unanime qu’il rencontre. Julie (en douze chapitres) reste un film émouvant et pertinent à de nombreux moments ; mais sa promotion française en dit long sur le chemin qu’il reste à parcourir pour offrir aux femmes une représentation juste et réaliste.