I CARE A LOT : FEMALE VILLAIN, GONE GIRL LESBIEN ET MYTHE DE LA GIRLBOSS

Carré blond impeccable, physique parfait, sourire énigmatique et vaguement menaçant… Le fantôme de Amy Dunne, l’épouse psychopathe de Gone Girl, plane sur l’affiche bicolore de I Care a Lot, le long métrage réalisé par J Blakeson pour Netflix. Rosamund Pike, aussi connue pour son rôle de Jane dans Pride & Prejudice aux côtés de Keira Knightley ou de Marie Curie dans le plus récent Radioactive, reprend ici le personnage de petite chérie de l’Amérique qui avait tant décontenancé le public dans Gone Girl et qui lui va comme un gant. Avec ses cheveux blonds, ses yeux bleus et son grand sourire charmeur, Marla Grayson, l’héroïne de I Care a Lot, a de nombreuses similitudes avec Amy et fascine tout autant : manipulatrice, obstinée et brillante, elle partage avec cette dernière la capacité à tirer son épingle du jeu, à parvenir à ses fins et, surtout, à tromper son entourage grâce à son apparence gracile et normée de jeune femme belle, blanche et mince. Cette ressemblance réjouissante donne parfois le sentiment troublant de regarder le sequel de Gone Girl, dans lequel Amy se serait débarrassée de son encombrant mari et de son hétérosexualité pour embrasser une carrière de businesswoman lesbienne, délaissant la robe d’intérieur et les hommes pour les tailleurs impeccables et une partenaire plus dégourdie (Eiza Gonzalez).

Car si Gone Girl se concentrait avant tout sur l’univers domestique, la sphère du mariage hétérosexuel et les injonctions américaines au bonheur conjugal, I Care a Lot déplace l’intrigue dans le monde des affaire et entraîne Rosamund Pike à un next level de férocité ; là où Amy jouait de sa prétendue douceur, Marla est beaucoup plus affirmée, comme l’attestent sa cigarette électronique (le cigare 2.0) et le rouge vif de son tailleur pantalon. Son personnage de villain est aussi beaucoup plus assumé ; tutrice de personnes âgées, elle profite de la vulnérabilité de celleux placées sous sa garde pour détourner leurs biens et s’enrichir. Le monologue ultra-connu de la cool girl est ici sobrement remplacé par une philosophie impitoyable. « There’s two types of people in this world. Those who take and those that get took. Predators and preys. Lions and lambs »[i], explique la voix off de Pike en ouverture du film. « My name is Marla Grayson, and I’m not a lamb. I’m a fucking lioness »[ii], conclut-elle pour parachever sa présentation. Le décor étant planté, le/la spectateur.trice assiste ensuite durant deux heures aux aventures de Marla, bien décidée à en découdre et à devenir encore plus riche qu’elle ne l’était au début. La satisfaction de voir une femme assumer à l’écran son immoralité et écraser ses adversaires (masculins), qui faisait le sel de Gone Girl, est intacte. Dès la première demi-heure, Marla résume la ligne éditoriale de I Care a Lot en rétorquant à un homme qui vient de l’insulter et de lui cracher au visage « Does it sting more because I’m a woman ? »[iii] avant de le menacer de lui arracher son appareil génital, ce qui achève de le faire fuir. Effectivement, le fait que Marla soit une femme transforme ce qui serait autrement une banale histoire de gangsters comme il y en a tant en savoureuse épopée féministe : on se délecte de son courage, de sa ténacité, du fait qu’elle déjoue les plans du plus gros mafieux de la région et remporte haut la main un combat qui, sans ce contexte de genre, serait sans aucun doute fade et prévisible.

Le film frappe aussi très fort en subvertissant (comme Gone Girl avant lui, encore une fois), les clichés sur les rôles traditionnels de la femme dans la société contemporaine. Là où Amy Dune utilisait avec intelligence les attentes et les préjugés concernant les femmes blanches mariées de classe moyenne vivant en banlieue pour parvenir à ses fins, Marla Grayson, elle, joue avec l’idée selon laquelle les femmes sont naturellement empathiques et désignées pour prendre soin des autres. Dans un monde où ces dernières assurent encore en écrasante majorité les métiers du care et du soin à la personne, de manière plus ou moins rémunérée et reconnue, Marla exploite brillamment cette position et cet imaginaire pour arnaquer ses patients sous le nez de la justice. De la même façon qu’Amy avant elle jouait le rôle l’épouse parfaite, Marla joue celui la travailleuse sociale maternelle, aimante et sensible qui désire prendre soin des autres. Cette performance nous est offerte dès l’ouverture du film, lorsque Marla, angélique, balaye au tribunal les arguments de son adversaire, qui l’accuse de maltraitance et de détournement de fonds, en répondant que s’occuper des gens est son métier et qu’elle le fait bien. « This is what I do, all day everyday, I care »[iv] martèle-t-elle avec emphase. Le juge est convaincu ; en somme, comment une femme (caucasienne et de taille 36, de surcroit) pourrait-elle mal remplir sa fonction de care, attribut naturel de sa féminité ? Le titre exploite ainsi subtilement les idées reçues et les statistiques concernant l’emploi féminin pour livrer un personnage à rebours des clichés sexistes : une femme sans empathie qui n’hésite pas à faire du mal aux plus faibles.

Amy Dunne performe l’épouse américaine traditionnelle

Néanmoins, si ces attributs déjouent les injonctions faites aux femmes, ils sont aussi ceux de l’entrepreneuse sans pitié, et Marla est avant tout la girl boss ultime avant d’être un symbole féministe. Patronne, conservatrice (le tailleur rouge ne laissant pas de place au doute), matérialiste et individualiste ; si Marla est la méchante du film, c’est avant tout une capitaliste entêtée qui se vautre dans les lieux communs du libéralisme. L’argent est sa motivation première, comme elle l’explique plusieurs fois sans ambiguïté : « I’ve been poor. It doesn’t agree with me »[v], résume-t-elle. Le film est ainsi truffé de petites maximes capitalistes, telles que « Playing fair is a joke invented by rich people to keep the rest of us poor »[vi], « I don’t lose. I won’t lose »[vii] ou encore « What am I willing to sacrifice to achieve my dreams ? »[viii]. Le look corporate de l’héroïne est si évident qu’il en est presque caricatural. Plus important, le modèle de femme forte que nous présente I Care a Lot est encore une fois celui, vu et revu, de la femme féroce qui, comme son compère masculin dans le monde des affaires, ne recule devant rien et aime écraser les autres pour avoir du succès ; sous prétexte de trancher la tête aux idées reçues sur l’empathie naturelle des femmes, le film nour ressert en fait l’éternel modèle libéral du féminisme blanc. Cette récupération du féminisme par le capitalisme, dont les limites ne sont plus à démontrer, mine l’aura de Marla ; elle est certes imbattable, mais c’est aussi un personnage sans scrupule, sans cœur et qui profite des failles du système social américain pour détourner des fonds. Comment l’acclamer, dans ce cas, sans acclamer par la même occasion le stéréotype qu’elle incarne ?

Le film semble avoir conscience de ce défaut et le personnage de Marla est aussi travaillé de manière à ne pas n’être qu’une entrepreneuse sans âme ; plusieurs moments permettent d’introduire d’autres aspects plus humains de sa personnalité, comme son amour et son inquiétude pour sa conjointe et associée, Fran. Par ailleurs, son homosexualité assumée éloigne définitivement Marla des clichés de l’accomplissement capitaliste traditionnel et subvertit d’avantage son rapport aux hommes et aux codes de la masculinité.

(SPOILER) Le dénouement offre par ailleurs une forme de justice accélérée, afin de remettre les pendules de la morale à l’heure, et fait assassiner Marla au sommet de sa gloire d’escroc. Ainsi, après deux heures de pénible et lente ascension, elle est finalement éliminée par son ennemi le plus insignifiant, se faisant symboliquement rattraper par les mauvaises actions qu’elle a commise alors même qu’elle se pense désormais hors d’atteinte. Le sang entache finalement ses mains et celle de sa partenaire, ainsi que son costume blanc d’America’s sweetheart slash businesswoman. Cette fin un peu expéditive laisse néanmoins songeur.euse quant à la morale du film : Marla meurt-elle parce qu’elle est punie d’avoir réussi immoralement ? Ou bien meurt-elle parce qu’elle est une femme, tout simplement ? Combien de gangsters immoraux ont triomphé avant elle dans les cinq dernières minutes du film plutôt que d’être si anodinement tués et punis pour leurs péchés ? Si l’homme qui l’abat d’une balle représente son immoralité, il est aussi le visage de l’agresseur quelconque que les femmes redoutent, à même de surgir de n’importe quel coin de rue pour les insulter.

Ainsi, même auréolée du succès et de la richesse, Marla ne parvient pas à échapper à son statut féminin, qui ne fait visiblement pas le poids face à la misogynie ordinaire. Libre alors au spectateur.trice de choisir son interprétation du film : célébration de la figure capitaliste de la girl boss, vengeance morale à l’encontre de ceux qui se moquent du système, ou portrait amer de l’incapacité des femmes à réellement se jouer des hommes sans en subir les conséquences ? « Am I a predator ? Am I a prey ? »[ix] se demande ainsi Marla à la fin du film, consciente qu’être une femme forte ne permet pas nécessairement d’échapper au sexisme. Cette ambivalence fait la force de I Care a Lot, et la coexistence des différentes identités de Marla, à la fois entrepreneuse, amante sincère, villain, lesbienne et femme, font du film, à défaut d’un conte féministe, une porte d’entrée pour réfléchir à la substance des personnage de méchantes au cinéma.


[i] Il y a deux types de personnes dans ce monde. Ceux qui prennent, et ceux à qui on prend. Les prédateurs et les proies. Les lions et les agneaux.

[ii] Mon nom est Marla Grayson et je ne suis pas un agneau. Je suis une putain de lionne.

[iii] Est-ce que ça fait plus mal parce que je suis une femme ?

[iv] C’est ce que je fais, tous les jours, tout le temps, je prends soin des autres »

[v] J’ai été pauvre. Ça ne me convient pas.

[vi] Jouer équitablement est une règle inventée par les riches pour nous garder pauvres.

[vii] Je ne perds pas. Je ne perdrai pas.

[viii] Que suis-je prête à sacrifier pour atteindre mes rêves ?

[ix] Suis-je une prédatrice ? Suis-je une proie ?