
Dans l’épisode 1 de High Fidelity, Rob (Zoe Kravitz), le personnage principal, rapporte au spectateur la théorie de son ami et ex-copain Simon (…) : « The things that you like are as important, no, no, no, more important than what you are like. Movies, TV, films, literature, poetry… (…) It matters right ? And there’s no good in just pretending some relationship is gonna fucking magically work if you don’t like most of the same things. » « Shit matters »[i], rétorque Rob en levant son verre pour trinquer.
Cette vision des choses selon laquelle « les choses que l’on aime » sont un facteur ultra-déterminant dans les relations amoureuses n’est pas sans faire écho aux propos de la sociologue Eva Illouz, qui s’intéresse dans son ouvrage La fin de l’amour aux impasses contemporaines du couple, et qui écrit ainsi : « Le partage des goûts fonctionne comme une plateforme affective qui permet de forger des liens d’intimité ». Parce que nous vivons dans une société capitaliste (un autre sujet cher à Illouz), la consommation et ses modes de fonctionnement ont envahi jusqu’au moindre recoin de nos vies, y compris nos sentiments et nos histoires amoureuses ; nous ne sommes plus juste des individus qui nous courtisons romantiquement avec comme horizon l’amour avec un grand A, comme dans La Princesse de Clèves, non, nous sommes des consommateurs.trices qui swipons à droite ou à gauche pour choisir nos partenaires comme des légumes au supermarché. Illouz s’intéresse notamment à la manière dont cette colonisation de notre intimité par le capitalisme a transformé les critères qui nous permettent de tomber amoureux ; elle analyse ainsi la manière dont les biens de consommation (« movies, TV, films, literature, poetry », le « shit » dont parlait Rob en somme) « servent (…) d’objets transitionnels pour former et consolider des liens ». Ainsi, si vous aimez les films de la Nouvelle Vague, le punk-rock et le surf, il y a peu de chance pour que vous soyez séduit.e par un.e amateur.trice des films Marvel qui écoute du rap sans jamais chausser ses baskets. Schématique et réducteur, certes, mais véridique ; « la capacité d’avoir des goûts et des loisirs culturels communs est devenue essentielle dans le processus d’appariement ».

Contre toute attente, High Fidelity illustre cette théorie et fait étrangement écho aux propos d’Illouz. Rob, 29-ans-presque-trente, vit à New-York et incarne la parfaite célibataire contemporaine : elle habite seule, peine à se remettre d’une rupture douloureuse et enchaîne les petites histoires chaotiques avec des hommes pour qui elle n’est pas sûre d’éprouver quoi que ce soit. Elle semble peiner à naviguer entre les différentes options qui s’offrent à elle et applique une lecture très Illouz-esque à sa vie amoureuse. Ainsi, lorsqu’elle évoque sa relation avec Simon, elle décrit leur complicité selon les termes d’une compatibilité culturelle : « We liked all the same things. Whiskey neats, pretentious films, bust most importantly, music. »[ii]. Lorsqu’elle hésite à se lancer avec Liam, un chanteur en vogue, Rob s’appuie de nouveau sur leurs goûts en commun pour évaluer leur alchimie : « We bond over books, TV, music, movies. We express our shared opinions on : Joan Didion, J Dilla, dubstep, escape from New York, sports, Mexican food: yes, yes, no, yes, no, and yes. »[iii] Cette compatibilité la pousse à passer la nuit avec lui, alors même qu’elle se sent mal à l’aise face à leur différence d’âge et à sa position de groupie. A contrario, comme l’explique Illouz, l’amour (ou l’absence d’amour) pour les mêmes biens culturels peut aussi devenir un critère de « dévaluation et de rupture ». Ainsi, lorsqu’elle évoque sa séparation avec une ancienne petite amie, Kat, Rob l’explique par le fait qu’elles n’étaient « pas compatibles » en termes de conversation et de fréquentations ; parallèlement, elle peine également à expliquer son indécision à propos sa relation avec Clyde, un jeune homme de son âge pour qui elle éprouve de la tendresse et de l’intérêt (« Don’t get me wrong, Clyde’s, he’s great, you know »[iv]) et se persuade dès le début que rien n’est possible entre eux parce que, selon ses propres termes, « He listens to Phish, okay. I just, I can’t. » [v] L’idée que son ex, Mac, sorte désormais avec une fille qui n’a a priori rien en commun avec lui (elle boit des coktails roses et poste des photos de coucher de soleil sur Instagram) la laisse complètement perplexe et ébranle ses certitudes concernant sa perception de sa relation avec Mac : « I don’t know, she seems so… different. (…) And I don’t get how he can want that, you know like, if he wanted that, I don’t get how he was ever with me. Did it not work out because I wasn’t what he wanted ? Or did he change what he wanted because of what I am ? »[vi]. Dans le monde de Rob, les gens s’aiment parce qu’ils aiment les mêmes choses, et l’idée qu’un couple puisse fonctionner malgré leurs différences sur ce plan semble improbable. En bonne petite capitaliste malgré elle, elle évolue dans un univers rempli de produits (souvent musicaux) qui polarisent et matérialisent son désir (elle rencontre Simon en parlant de Radio Stars, flirte avec Clyde autour d’une chanson de Fleetwood Mac, est conquise par Liam durant un concert) et qui vont parfois jusqu’à devenir objets de désirs en eux-mêmes, éclipsant le ou la partenaire du moment et illustrant la frontière floue entre amour et consumérisme (on se rappellera la scène où Clyde disparaît à l’arrière-plan lorsque Rob met la main sur un vinyle original de David Bowie… mais on la comprend).

Mais High Fidelity n’est pas seulement une parfaite illustration des liens qui existent entre désir et consommation. Les tribulations de Rob peuvent également se lire à la lumière de la théorie d’Illouz concernant notre incapacité actuelle à nouer des liens amoureux profonds et durables et, en gros, notre peur de l’engagement. Elle détaille dans La fin de l’amour les raisons qui nous empêchent selon elle de nous épanouir dans des relations monogames traditionnelles : le capitalisme a transformé nos vies en supermarché géant tout en faisant de notre liberté (au sens d’indépendance) une valeur absolue à préserver par-dessus tout. Condamnés à percevoir nos partenaires comme des marchandises dont nous disposons selon notre bon plaisir et qui ne doivent surtout pas nous entraîner sur le terrain de la vulnérabilité ou de la remise en question, nous passons notre vie à nous demander s’il n’y a pas mieux ailleurs… et nous swipons à gauche. Éternellement. Si la vision d’Illouz manque sérieusement de théorie féministe (un défaut dont pâtit aussi High Fidelity, qui semble parfois oublier que nous évoluons dans un univers patriarcal où le casual sex hétéro tend plutôt à exploiter émotionnellement et sexuellement les femmes qu’à les émanciper) et que ce comportement hésitant est aujourd’hui plus typiquement masculin que féminin, Rob reste malgré tout un exemple intéressant des maux de cœur de notre époque. Plus encore, elle témoigne de ce malaise contemporain face à l’amour et de l’instabilité propre à ce qu’Illouz va jusqu’à qualifier de « non relations » : des relations qui « ne se projettent pas ou peu dans l’avenir », « pas officielles », « vécues au présent » et qui « manquent de narrativité » -en gros, les fameuses « situationships ». Certes, Rob est capable de faire le tri entre les différents garçons avec qui elle souhaite avoir une relation sexuelle (elle couche avec celui qui écoute Marvin Gaye et pas avec celui qui écoute Phish) ; mais quand il s’agit de définir plus concrètement ce qu’elle veut, tout se complique. Elle est ainsi incapable de décrire ce qui l’a poussé vers Kat : «Kat was gorgeous, and interesting and just… just cool. Like, real cool. »[vii] Aussi évanescente qu’insatisfaisante, cette coolitude ne l’emmène finalement nulle part. Elle peine également à faire face à l’engagement et sabote sa seule relation sérieuse, avec Mac, dans laquelle elle est pourtant épanouie, lorsqu’il la demande en mariage et qu’elle se sent prise de court. Parallèlement à cela, elle décrit le grand amour, le vrai, selon des termes également très flous : « It just… happened. Man. This was the real fucking deal. We stayed in and made love all the time. We went out and had fun. We just… got eachother. »[viii] Si Rob est incapable de verbaliser ce qui a distingué cette relation des autres, c’est cependant le seul moment de la série où elle se détache d’une évaluation matérielle de ses partenaires pour se laisser porter par ses sentiments… et le moment où elle est le plus heureuse. Elle finit d’ailleurs par le comprendre et la série s’achève sur une épiphanie, quand elle réalise qu’écouter Phish n’est pas si grave et que la personne qui lui fait le plus de bien (Clyde, si vous avez suivi) est en fait celle qui lui correspond le moins. En faisant abstraction du côté Nice Guy™ de Clyde et de tout ce que cela implique en termes de narration (ce serait le sujet d’un autre article) et en lisant la série uniquement par le prisme de la sociologie amoureuse d’Eva Illouz, la morale est donc la suivante : Rob finit par réaliser que le vrai amour ne passe pas nécessairement par un vinyle ou un cocktail spécifique et qu’il doit s’émanciper du capitalisme pour être vrai, tendre et pur. Un beau message, en somme.
[i] « Les choses que tu aimes sont autant, non, non, non, plus importantes que ce que tu es. Les films, la télé, la litérature, la poésie… (…) Ca compte, non ? Et ça ne sert à rien de prétendre qu’une relation va marcher comme par magie si vous vous n’aimez pas majoritairement les mêmes choses. – Ces merdes comptent ! »
[ii] « On aimait toutes les mêmes choses. Les whiskeys secs, les films prétentieux, mais plus important encore, la musique. »
[iii] « On était sur la même longueur d’onde pour les livres, la musique, la télé, les films. On a échangé nos opinions communes à propos de : Joan Didion, J Dilla, la dubstep, s’échapper de New-York, le sport, la nourriture mexicaine : oui, oui, non, oui, non et oui. »
[iv] « Comprenez-moi bien, Clyde, il est super, vous savez »
[v] « Il écoute Phish, okay. C’est juste… je peux pas. »
[vi] « Je sais pas, elle a l’air si… différente. Et je ne comprends pas comment il peut vouloir ça, genre tu sais, si c’est ça qu’il voulait, je ne comprends pas comment il a pu être avec moi de base. Est-ce que ça n’a pas marché parce que je n’étais pas ce qu’il voulait ? Où est ce que ce qu’il voulait a changé à cause de ce que je suis ? »
[vii] « Kat était magnifique, intéressante et juste… juste cool. Genre, vraiment cool. »
[viii] « C’est juste… arrivé. Mec, c’était un vrai putain de truc. On restait à la maison et on faisait l’amour toute la journée. On sortait et on s’amusait. On se comprenait, tout simplement. »