let it snow

J’ai passé un mois de décembre délicieux en compagnie de Daphne du Maurier à gambader dans les landes de la Cornouailles, à rêver d’aventures et de grandes demeures mystérieuses, grâce à sa biographie par Tatiana de Rosnay. La biographie est généralement un format qui m’attire très peu et que je ne lis jamais, mais Daphne du Maurier est une autrice que j’affectionne beaucoup et dont le charme est relativement irrésistible : c’est à elle qu’on doit les textes originaux de Rebecca et des Oiseaux (portés à l’écran par Hitchcock), de Ma cousine Rachel (adapté en 1952 et plus récemment en 2017 avec Rachel Weisz) ainsi que celui de Ne vous retournez pas, un giallo de 1973. Plus qu’une matière première pour de bons films, son œuvre, extrêmement dense et variée, m’a toujours fascinée en ce qu’elle explore les facettes les plus sombres de l’âme humaine, dans toute sa jalousie et sa mesquinerie. Comme Tatiana de Rosnay l’explique très bien, c’est se méprendre sur les intentions de Daphne que de penser par exemple que Rebecca est une histoire d’amour, alors que la romancière a voulu explorer la jalousie perverse d’un homme vis à vis de son épouse. Le livre prouve sans aucun doute que seule une romancière peut parler avec vivacité et pertinence d’une autre romancière, et se lit extrêmement bien ; on y découvre que la vie de Daphne du Maurier était un peu à l’image de ses livres, intrépide, romanesque et peuplée de grandes maisons imposantes. C’était extrêmement enrichissant de découvrir la femme derrière l’écrivaine et d’en apprendre plus sur la genèse de son travail, encore trop peu connu à mon goût, et ça m’a donné envie de me lire d’avantage de biographies.

Décembre a aussi été marqué par la lecture du premier roman de Sally Rooney, Conversation with friends. J’avais déja lu Normal People, que j’avais trouvé très réussi, mais j’ai été encore plus emballée par cette deuxième lecture. La narration à la première personne, avec le point de vue d’un seul personnage, m’a plus convaincue que l’alternance des voix que Rooney a choisi pour son roman suivant et les thèmes, bien que très similaires d’un ouvrage à l’autre (le passage à l’âge adulte, le milieu littéraire et intellectuel petit bourgeois, le casual sex, l’amour) m’ont d’autant plus marquée cette fois-ci. Le livre brasse beaucoup de références culturelles d’un certain niveau (Baudrillard, Deleuze, le film dystopique Brazil pour ne citer qu’eux) et ses personnages sont parfois horriblement snobs (difficile d’adhérer à l’idée selon laquelle un homme de 30 ans défoncé lit un essai sur les conflits du Moyen-Orient en fin de soirée) ; Frances, l’héroïne, et sa meilleure amie Bobbi font parfois preuve d’un tel détachement émotionnel et d’une telle maîtrise d’elles-mêmes qu’il est difficile de s’identifier à elles -elles ne pleurent presque jamais, semblent ne jamais perdre le contrôle lors des disputes et ne souffrent visiblement pas d’une addiction à la technologie ou aux réseaux sociaux. Cependant, Rooney met le doigt sur l’attrait que représente pour des étudiant.e.s le cercle littéraire huppé des grandes villes occidentales, symbolisé ici par Melissa, ainsi que le choc culturel et le syndrome de l’imposteur qui vont généralement avec sa découverte.

La caractérisation du héros masculin, Nick, m’a fait le même effet que celle de Connell dans Normal People (trop beau pour être vrai) et représente peut être l’aspect du roman auquel j’ai le moins adhéré, car j’ai du mal à y reconnaître le mode de fonctionnement habituel des hommes de trente ans qui ont une liaison avec une jeune fille de dix ans leur cadette. Dans les romans de Sally Rooney, ce sont presque systématiquement les femmes qui font preuve de mesquinerie et de cruauté, et l’exploration de la psychologie masculine dans le domaine des relations amoureuses manque à mon sens de réalisme. A ce sujet, l’autrice explique très justement à Vogue que ses personnages avançaient “armés de la théorie féministe”, ne voulaient “pas s’oppresser l’un l’autre”, et que le roman traitait de la façon dont ils réussissaient à “dépasser la différence superficielle de pouvoir entre eux afin de faire face à ce qu’ils traversent réellement en tant qu’individus”. En somme, l’autrice raconte une histoire d’amour hétérosexuelle marquée par une différence d’âge et de statut mais refuse de laisser les inégalités qui vont avec ce type de dynamique la définir et la résumer. Si cette perspective est intéressante et permet une exploration plus nuancée et subtile de ce que ressentent les deux personnages, la volonté de Rooney de mettre en scène une sorte d’univers post-féministe où les femmes sont finalement bien plus les égales des hommes qu’elles ne le pensent et mènent en réalité la danse m’a parue un peu naïve et complaisante ; l’autrice m’a parfois donné l’impression de vouloir être au dessus de ce qui serait une vision simpliste des rapports amoureux hommes-femmes, alors que les schémas de pouvoir qu’elle veut à tout prix dépasser et déconstruire sont une réalité et façonnent l’expérience des jeunes femmes d’aujourd’hui.

Malgré tout, l’écriture précise et méticuleuse de Sally Rooney reste un petit miracle, en ce qu’elle réussit le tour de force de condenser les émotions les plus complexes en quelques mots et à donner l’illusion que ses phrases les plus belles lui sont venues très simplement -on devine parfois la volonté de l’autrice de ménager ce côté effortlessly brillant, mais on lui pardonne. Certaines phrases sont si d’une splendeur si simple qu’elles m’ont hantée pendant des semaines (“The clouds were green and the stars reminded me of sugar”) tandis que ses observations sur la jeunesse, le milieu littéraire et le monde du travail sont très justes et très en prises avec les désillusions des millenials face au capitalisme. J’aime aussi beaucoup son écriture du désir, dont elle retranscrit très bien la puissance débilitante ainsi que sa façon de raconter les pulsions contradictoires et les guerres d’ego qui façonnent les relations amoureuses.

Dernière lecture marquante du mois : les nouvelles de Salinger, trois ans après Franny and Zooey et presque dix après ma première lecture de L’attrape coeur. Si vous n’êtes pas familier de l’oeuvre de J.D Salinger, il faut savoir que c’est un auteur qui n’a publié que deux romans, deux recueils de nouvelles : celui que j’ai lu, Nine stories, et un autre intitulé Raise High the Roof Beam, Carpenters and Seymour: An Introduction, qui n’en comporte que deux. A la suite du succès rencontré par son premier roman L’attrape-coeurs, Salinger s’est exilé de la société et a vécu reclus dans une maison sans quasiment jamais rien publier du reste de sa vie, un choix de carrière qui a sensiblement contribué à accroître sa popularité et son aura -notons aussi qu’il a martyrisé toutes ses femmes et compagnes, toujours beaucoup plus jeunes que lui ; sur ce sujet, vous pouvez lire le témoignage de Joyce Maynard, Et devant moi le monde, qui parle de sa relation avec Salinger et de son exploitation par l’écrivain. L’attrape-coeurs reste néanmoins l’un de mes romans de cœur et de chevet, que j’ai lu en anglais et en français un nombre incalculable de fois depuis mes quatorze ans et dont je ne me lasse pas. Dans son recueil Nine stories, on retrouve les thèmes chers à l’auteur : l’adolescence, la dépression, la maladie mentale et le suicide, le tout sur fond de traumatismes post Seconde Guerre Mondiale. Son écriture présente des caractéristiques similaires avec celle de Sally Rooney (qui est souvent comparée à Salinger, entres autres), dans sa simplicité et ses descriptions soignées et précises de l’environnement des personnages et de leurs moindres gestes.

Côté films, mon mois de décembre se résume en deux mots : cinéma russe. Rien de mieux pour passer l’hiver que des films hivernaux, plein de neige et de froid, et sur ce plan là j’ai été servie avec Compartiment n°6 de Juho Kuosmanen et La fièvre de Petrov de Kirill Serebrennikov. Je regarde relativement peu de films russes -c’est seulement en 2020 que j’ai découvert les classiques de Tarkovski- mais je me maintiens à flot avec les sorties de ces dernières années, qui m’ont toutes beaucoup marquée : Faute d’amour, Leto, L’Arche Russe… Compartiment n°6 et La fièvre de Petrov se sont clairement élevés au rang des films qui m’ont le plus plu cette année, chacun à leur façon. La fièvre de Petrov est un film plein d’une énergie délirante, à l’image de la maladie qui abrutit le héros, et il tourbillonne avec virtuosité sans (presque) jamais s’arrêter en alternant les points de vue, les époques et les couleurs : Compartiment n°6 lui, tient plus de la comédie romantique et du road movie, deux genres qu’il réinvestit avec une grande délicatesse et un humour très doux. J’ai aussi catch up L’événement après avoir passé des semaines à chercher désespérément un créneau (vous pouvez me lire plus en détails à propos de ces trois films dans mon top cinéma 2021). Mais le mois de décembre est aussi le moment idéal de binge-watcher des films de Noël : Home alone 1 et 2, Miracle on 34th street, The Holiday, Elf… et leur vision ultra-conservatrice de la société dans lequel le happy end passe forcément par un succès amoureux hétérosexuel (voir un mariage) et la réunion d’une famille jusque là éclatée et donc forcément dysfonctionnelle. Ça passe mieux accompagné de cookies à la cannelle et de chocolat chaud.

Niveau série, mon amour des sitcoms m’a poussé à commencer The Office et pour l’instant je suis très convaincue et déjà prête à tuer pour réunir Pam et Jim. Mais j’ai surtout binge-watché les dernières vidéo de mes deux youtubeuses cottage-core préférées, Isabel Paige et Hannah Lee Dugan (la première vit dans une tiny house au milieu des montagnes de Washington et la seconde entre son van et sa cabin in the woods qu’elle rénove à plein temps). Décembre est un très bon mois pour rester des heures avec elles au coin de leurs feux et de leurs travaux manuels ; étant donné que leur vie est beaucoup plus rythmée par les saisons que la mienne, puisqu’elles vivent en pleine nature et moi en ville, elles ont beaucoup plus d’occasions de s’adonner à des activités très seasonnal (couper du bois pour alimenter leur poêle, se balader dans la neige, isoler les murs de leurs cabanes) et réussissent à encapsuler l’essence même de l’hiver. Ce sont vraiment les deux youtubeuses que je regarde compulsivement depuis plus d’un an et c’est à la fois inspirant et rafraîchissant de passer du temps (numérique) avec elles, un peu comme un grand week end à la campagne.
