Avril : what was that ?

Ce mois-ci, on parle de mes dernières lectures et du retour de la Tumblr culture, pour le meilleur et le pire (mais je crois, surtout pour le meilleur. Enfin j’espère)

J’ouvre ce billet sur une de mes chansons préférées de l’album Solar Power de Lorde, qui a été si décrié à sa sortie mais que j’ai personnellement toujours adoré (non, je ne dis pas ça pour flexer à retardement). Il a bercé mon été 2021 avec ses accords de guitare tantôt mélancoliques, tantôt malicieux, et pour moi, il sera toujours associé à la chaleur et la lumière des beaux jours. Je m’y suis beaucoup replongée ce mois-ci, à l’aube d’une toute nouvelle era de Lorde. Mais nous y reviendrons.

📚 L’ascendant beauf : mort au bourgeois gaze

Rose Lamy consacre un chapitre très intéressant à la figure de la femme beauf, entre bimbo et anti-féminité, ce qui était l’occasion rêvée pour moi de ressortir ma photo préférée de Nabilla

En avril, j’ai découvert l’essai Ascendant Beauf de Rose Lamy, dont j’attendais la sortie avec impatience pour l’offrir à mon amie Amélie, qui adore Johnny, Céline Dion, et les comédies musicales comme Starmania. Je l’ai lu dans la foulée, en m’attendant à une célébration de la culture du ringard, mais j’ai été surprise de découvrir, intercalé entre deux citations de Jean-Jacques Goldman, un véritable manifeste politique sur les échecs de la gauche bourgeoise. Je parlais récemment sur Twitter de ma frustration à propos du feminist-washing de l’édition française, c’est-à-dire la multiplication d’essais labellisés “féministes”, qui nous promettent monts et merveilles pour la somme rondelette de 25€, mais qui se révèlent bien souvent superficiels voire complètement creux. Dans le flot de parutions sur des sujets allant des poils à la maternité, il n’est pas toujours facile de s’y retrouver et de savoir dans quel ouvrage investir son argent. Ascendant Beauf a lui aussi un prix qui peut sembler décourageant (18€ pour 165 pages, ce n’est pas donné), mais je crois qu’il vaut le détour.

Rose Lamy y laisse libre cours à son amour de certains monuments de la culture populaire (la chanson « Tu m’oublieras » de Larusso, Starmania, encore elle, ou Joe Dassin), mais à travers des fragments de son parcours personnel, elle interpelle aussi la gauche et pour la mettre face à sa contradiction la plus évidente (et la plus urgente) : comment est-ce possible que le parti dit du peuple n’arrive plus à rallier les Français.e.s les plus précaires, les ouvrier.ère.s, les petits ménages ruraux, et que ces derniers soient sensibles aux sirènes de l’extrême-droite ? Elle y avance l’idée que c’est en raison d’un mépris de classe durablement enraciné dans nos imaginaires soit-disant déconstruits. Via la figure du beauf, Rose Lamy détricote la violence de classe ordinaire à l’oeuvre dans les discours de nos politiques, humoristes et journalistes préféré.e.s, et revient sur l’histoire d’une scission entre la gauche dite intellectuelle et celle des prolos. Mon passage préféré est celui où elle dénonce avec une justesse terrassante la façon dont la précarité est aujourd’hui en passe de devenir une esthétique pour une toute une génération privilégiée, qui performe la misère comme pour se rapprocher des classes populaires qu’elle veut défendre. “Les riches fantasment cette période de pauvreté avant le succès qu’ils ne connaisse pas vraiment, et se rêvent en transfuges de classe pour donner un peu de valeur à leur trajectoire” écrit-elle de sa plume (de feu). “Comme il n’y a rien de spectaculaire dans la reproduction sociale de leur statut, et qu’ils ont souvent peu de mérite à décrocher leurs emplois et à connaître un certain succès, ils forcent le trait, et augmentent outrageusement l’écart entre leur point de départ et la réussite qu’ils connaissent”. Plus loin, elle va jusqu’à comparer cette étiquette méritocratique à une sorte de street-cred de gauche. “Les bourgeois.es cherchent à travers les générations un capital ‘prolo’ à troquer contre un peu de reconnaissance ‘mérito’” poursuit-elle.

En la lisant, j’ai pensé à tous les militant.e.s autoproclamé.e.s croisé.e.s en soirées, et pour qui la pire insulte est de s’entendre dire qu’iels sont privilégié.e.s ; aux enfants de proprio qui répètent tous les mois être dans la pire galère financière de leur vie ; à la transformation des marqueurs de la précarité en objets de coolitude (le bleu de travail, la banane Lidl, le PMU -dont Rose Lamy parle d’ailleurs très bien). Je me dis qu’à gauche, en France on ne sait pas parler de nos propres privilèges. On les dénonce constamment chez les autres, mais on est incapables de les voir dans le miroir et chez nos ami.e.s. Au lieu de céder la place aux concerné.e.s, on s’invente souvent des appartenances à des minorités diverses et variées, pour pouvoir continuer à s’exprimer sans bouger d’un iota, sans céder un millimètre de terrain à celleux qui ont vraiment besoin d’occuper l’espace. La course à la pureté militante a produit une forme de compétition malsaine, dans laquelle la précarité est une monnaie d’échange contre de la reconnaissance, mais circule souvent entre les mauvaises mains. Serait-on en train de développer une forme de fétichisation et d’appropriation du prolétariat, de la même façon que nous nous approprions les cultures des nations colonisées et dominées depuis des siècles ?

C’est une vaste question, que Rose Lamy aborde avec beaucoup de clairvoyance. Elle revient aussi sur la notion de bourgeois-gaze qui m’intéresse aussi beaucoup : c’était la première autrice que je lis à parler de la problématique du casting sauvage, sur laquelle je m’interrogeais aussi ici il y a quelques mois. En lisant son livre, j’ai eu l’impression de nourrir une conversation super enrichissante avec une amie à la terrasse d’un bar, et je crois que c’est ce que je recherche quand je décide de dépenser 20 euros dans un livre. Merci Rose Lamy pour ce vrai gros pavé dans la mare de notre petit entre-soi parisiano-bobo-wannabe-gaucho, on en a bien besoin.

📚  L’amitié qui flanche

Frances Ha est peut-être l’un des films sur l’amitié dysfonctionnelle que j’aime le plus sur Terre

Ce mois-ci, je suis aussi allée piocher dans la bibliothèque de mon amie Pauline, qui travaille dans l’édition et me recommande toujours des choses formidables (elle a un bookstagram ici si ça vous intéresse). Il y a quelques mois, après une conversation sur Sally Rooney et la frustration que ses mots sur les amitiés féminines m’inspire, Pauline m’a mis dans les mains le roman Expectation de l’autrice Anna Hope, qui est décrit comme “the most razor-sharp and hearbraking novel of the year” par son éditeur, mais aussi comme le livre à lire “si vous auriez voulu que Normal People s’attaque à l’amitié féminine”, selon Grazia. Forcément, j’ai foncé.

C’est un roman qui m’a grandement bouleversée, non pas parce qu’il parle de choses tristes (bien que ce soit le cas), mais parce que c’est une oeuvre au pessimisme assez accablant. La couverture nous prévient d’emblée de la teneur de ce qui nous attend, en sous-titrant “qu’est-il arrivé aux femmes que nous étions censées devenir ?”. L’histoire suit le destin de trois amies de longues date, Cate, Hannah et Lissa, et leurs quêtes individuelles à l’âge adulte : Lissa est une actrice semi-ratée, Hannah tente désespérément de tomber enceinte et Cate, elle, souffre d’une dépression post-partum. Je me suis lovée dans cette histoire de trentenaires désillusionnées et un peu paumées (une représentation dont j’ai de plus en plus besoin, approchant moi même inexorablement de la trentaine), mais dès le départ, j’ai été frappée par le chagrin immense que renferment les pages d’Anna Hope. Bien que le point de départ soit l’amitié, ses trois héroïnes sont à un point de leurs vies où leurs liens se sont terriblement distendus, au point qu’il est même difficile de les qualifier d’amies. Toutes trois sont très peu réceptives à ce que traversent les autres, et très peu présentes dans leurs épreuves respectives ; elles se font tour à tour des crasses affreuses, qui, sans avoir la saveur des amitiés toxiques et des mean girls de notre enfance, restent assez éloignées de ma conception de l’amitié. 

Néanmoins, le roman conserve une grande empathie à leur égard (alors qu’il serait très facile de les juger), et s’intéresse surtout à la façon dont Hannah, Cate et Lissa doivent d’abord faire la paix avec leurs propres vies avant de parvenir à faire la paix entre elles. C’est un récit amical imparfait, du coup, qui n’a pas cette saveur d’histoire épique où l’amitié surmonte tout ; dans Expectation, comme dans la vraie vie, l’amitié est mouvante, elle se heurte à des obstacles insurmontables, voire impardonnables, et parfois, elle se brise. C’était agréable de lire un récit sur des amies qui ne sont pas “à la vie à la mort”, “envers et contre tout”, parce que ça laissait de la place à la complexité de nos relations, surtout celles qui durent plus de dix ans et qui sont le témoin de nos évolutions. Nous avons besoin, je crois, de ces histoires sur l’après, le post-happy ending, et c’est un peu le projet du livre, qui commence sur le tableau idyllique d’une amitié épanouissante de la vingtaine, de celles qui pourraient durer toujours, mais refuse néanmoins de s’arrêter là. 

Ça a aussi résonné avec mon écoute du podcast Anatomie d’une dispute de Johanna Cincinatis Abramowitz, qui dissèque les mécanismes du conflit amical et s’interroge sur les déchirures brutales qui séparent parfois des amies. En l’écoutant, je me suis surprise à pleurer toutes les larmes de mon corps, prise au dépourvu par la justesse des mots de Johanna, qui venaient (enfin) décrire l’effondrement compliqué de mes amitiés et la douleur qui s’en est suivie. Je crois avoir faix la paix avec toutes mes amitiés perdues, mais je n’avais pas réalisé à quel point j’avais besoin d’une réflexion articulée à ce sujet, d’un espace dédié, avant d’écouter les cinq excellents épisodes d’Anatomie d’une dispute. Que vous ayez perdue un.e ami.e, que vous sentiez coincé.e.s dans des relations qui ont évolué, je ne peux que vous recommander de foncer les découvrir et de les savourer comme une petite session de thérapie ou un morceau délicat de journal intime. Mais plus à ce sujet très bientôt !

📚   Une BD sur les TCA

Autre plaisir de ce mois-ci : la BD Manger d’Eleonore Marchal (autre pépite de Pauline, merci Pauline d’être ma bibliothécaire personnelle), qui aborde le sujet pas évident des TCA (troubles du comportement alimentaires) et de la place prédominante que la nourriture tient dans notre univers mental de femmes. Son roman graphique s’ouvre sur une phrase que je trouve d’une infinie justesse : “Il n’y a pas de début. Tout est flou. C’est comme marcher”. Et c’est vrai qu’il est difficile de retracer le point de départ, le moment précis où on est entrées dans ce dédale tortueux du rapport à soi, au poids, et qui, bien souvent, commence dès que l’on naît.

Comme beaucoup de filles, j’ai une relation compliquée avec la bouffe. Étant née plutôt maigrichonne, j’ai longtemps eu un rapport très insouciant à mon corps, qui rentrait sans trop de difficultés dans les normes de beauté. Mais les réseaux sociaux et ses ventres sculptés, la grossophobie ambiante, l’adolescence et les premières remarques « pas méchantes » sont passés par là, et ont quand même réussit à twister mon rapport à l’alimentation. Durant la vingtaine, à chaque fois que je traversais un épisode de stress intense, je me réfugiais dans l’un des nombreux maux du siècle, l’orthorexie (c’est-à-dire l’obsession de manger sain), paniquant à l’idée de consommer du gluten, d’ingurgiter trop de féculents, pas assez de fibres -avec, comme horizon inavoué, l’objectif de rester mince, tonique, healthy à tout prix. Avec la vie et ses aléas, mon poids a fluctué, un peu, assez pour que d’autres petits commentaires sur le changement de mon apparence viennent ébranler ma capacité à me croire, à me percevoir comme assez, jusqu’à me convaincre de sauter un repas, puis deux, puis de me sentir coupable et sale à chaque fois que j’éprouvais du plaisir en mangeant.  Malgré ça, j’ai conscience d’être du côté des chanceuses, de celles qui ont le privilège de ne pas être les cibles de la grossophobie ordinaire, et qui sont surtout prisonnières des distorsions de leur cerveau, distorsions qu’il me semble parfois impossible de rectifier.

Eleonore Marchal retranscrit très bien tous ces automatismes, ces rapports fucked up aux repas, au poids, au comptage de calories, à la culpabilité, à l’obsession de savoir ce qu’on va mettre dans son corps la prochaine fois ; une vie si étroite, régie par la tyrannie de la nécessité de devoir continuer à manger, même quand ça nous terrifie. A travers un alter ego nommée affectueusement Miss (et que l’autrice nous prie de ne pas considérer comme auto-biographique), elle retrace le parcours complexe d’une jeune femme dont le poids n’est pas celui que la société (ou sa famille) considère comme acceptable, et sa longue bataille avec des troubles du comportement alimentaires qui mettent sa santé et sa vie en péril. L’autrice a une façon très maline de parler du poids, parce qu’elle n’utilise jamais de chiffre, seulement des petits triangles abstraits, qui montrent bien que l’important n’est pas combien on pèse, mais comment on se sent dans notre tête. Dans ses dessins, les corps sont tous étrangement difformes, beaux et bizarres à la fois, dans une forme d’horizontalité qui neutralise tout regard hiérarchisant sur la maigreur ou la grosseur. On y croise des humains, mais aussi une limace (sa maman), un cheval de course (son papa), des personnages de dessin animé, de la pop culture, tous mélangés sans volonté de réalisme. C’est un très bon stratagème, qui nous permet de nous projeter vraiment dans l’espace mental de Miss, et avec elle, de rider le long de cet infernal roller-coaster du rapport à soi (et de la haine qui va avec). C’est une BD pas toujours simple à lire parce qu’elle tape, très, très juste, mais ça fait aussi beaucoup de bien de se sentir perçu.e. et moins seul.e. Et puis c’est beau !

💿  L’esthétique emo-grunge peut-elle nous aider à combattre le fascisme ?

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Rentrons dans le vif du sujet : Lorde a sorti un nouveau morceau. Pour tous les ex-tumblr kids de ce monde, c’est l’équivalent de la messe de Noël, d’autant plus que ce nouveau single, « What Was That » est probablement la chanson de Lorde la plus proche des sonorités de Pure Heroine, l’album qui l’a propulsée au rang d’icône des ados dépressifs. La chanteuse néo-zélandaise semble avoir troqué les plages solaires de son disque précédent pour renouer avec une esthétique plus torturée, plus edgy ; ce virage a donné lieu à une véritable effervescence en ligne, et surtout, à des dizaines et des dizaines de memes qui se réjouissaient du retour de la Tumblr culture des années 2010.

En tant qu’ex-adepte de cette sous-culture, avec laquelle j’entretiens moi-même une relation de nostalgie intense, j’ai effectivement constaté que, depuis quelques mois maintenant, la fascination rétrospective pour cette era d’internet a pris une ampleur nouvelle. Le come-back d’une esthétique emo-grunge chez la Gen Z et Alpha (allez, il va falloir commencer à utiliser ce terme) et le retour des artistes phares de cette période semblent effectivement indiquer qu’une tumblr-renaissance se prépare. Récapitulons : outre le grand retour de Lorde, fin 2024, Sky Ferreira est sortie de sa grotte pour un concert exceptionnel ; Lana Del Rey nous tease un nouvel album depuis quelques mois ; Marina nous a de nouveau servi une bonne louchée de son esthétique kitsch-Marie-Antoinette via “Cuntissimo”, son nouveau single, qui n’est pas sans rappeler celle d’Electra Heart, le soundtrack ultime de Tumblr en 2012. Cela fait des années que toutes ces muses tumbleriennes ne s’étaient pas retrouvées simultanément sur le devant de la scène. L’adolescence alternative, indie-cool, soft-grunge et dépressive des années 2010 est de nouveau là, presque aussi tangible que lorsque nous la vivions en temps réel, il y a maintenant plus de quinze ans. Pourquoi cette fascination, pourquoi maintenant ?

2012 est souvent cité comme l’apogée de la Tumblr culture, probablement parce que c’est une année qui a marqué la sortie concomitante d’oeuvres déterminantes dans l’élaboration cette esthétique. Born To Die de Lana Del Rey, Electra Heart de Marina and The Diamonds, Ghost de Sky Ferreira côté musique, The Perks of Being a Wallflower, la dernière saison de Skins, la première saison d’American Horror Story côté ciné, et, évidemment, Nos étoiles contraires côté bouquins… Toutes avaient en commun une certaine noirceur et un cynisme poétique ; toutes, aussi, étaient le récit d’un coming of age douloureux et offraient une voix aux misfits, aux ados en perte de repères. Cette douleur adolescente, en 2012, ne semblait trouver d’écho nulle part ailleurs. Tout autour de nous, la pop culture mainstream débordait de couleurs vives et d’optimisme. C’était l’époque des cheveux rouges de Rihanna, des boys bands au sourire éclatant ; Instagram venait de débarquer et aposait ses filtres saturés sur notre quotidien. Tout était, en somme, très live, laugh, love.

La force de Tumblr a été de devenir (bien malgré elle) un espace alternatif, où celleux qui ne se reconnaissaient pas dans la joie insouciante de l’époque (et qui avaient un accès illimité à Internet) pouvaient se retrouver pour faire communauté. Le réseau social a permis l’éclosion d’une contre-culture plus sombre, à rebours des visages souriants des mannequins blonds, minces et sexy de Victoria Secrets, Abercrombie & Fitch ou Brandy Melville, les marques phares de l’époque. A l’heure où le discours public n’était pas encore au body positivism et où parler de santé mentale était impensable, les rivages de Tumblr ont rapidement accueilli tous les sujets sociétaux difficiles, en posant des mots (et des images) sur la dépression, le suicide, l’auto-mutilation ou l’anorexie. Scroller sur son dashboard, c’était passer de l’autre côté du miroir ; Tumblr était un univers nocturne, secret, qui révélait l’envers de l’American Dream, et nous invitait à découvrir ce que les affiches publicitaires et les adultes tentaient de nous dissimuler. Derrière la minceur des Anges de Victoria Secrets se cachaient des TCA galopants ; derrière les envies de fête déjantée de Projet X, l’un des grands succès de 2012, le nihilisme des ados.

Les tumblr kids mettaient un point d’honneur à faire circuler ces discours et ces ressentis, un peu comme la réincarnation des romantiques du XIXème siècle, déprimés, intenses, incompris par le reste de la société (je suis d’ailleurs persuadée que Baudelaire aurait adoré Tumblr). C’était l’ère des cigarettes dans la nuit, des autoroutes remontées en sens inverse pour se sentir vivre, comme dans Palo Alto, des accords de guitare lancinants d’Alex Turner ou de Matty Healy. Est-ce que c’était problématique, est-ce que ça glorifiait la violence, la minceur extrême, les drogues et le mal-être ? Oui, sans aucun doute. Faute d’encadrement adéquat, Tumblr était aussi un terrain miné, qui a notamment longtemps déformé ma perception de la souffrance. Mais je crois aussi que je n’aurais pas survécu à l’adolescence sans cet espace alternatif où j’avais l’impression de pouvoir être vraiment moi-même, sans avoir forcément besoin de me dévoiler, et où la complexité de mes émotions trouvait une résonance. À défaut d’avoir les outils pour guérir, au moins, nous étions ensemble ; c’était imparfait, ça a nécessité des années de désapprentissage, mais c’était important. 

Quinze ans plus tard, je regarde nos errances tumbleriennes avec tendresse et incrédulité, mais je les perçois aussi comme un luxe inouï. A une époque où le monde allait relativement bien (la gauche était au pouvoir en France et aux Etats-Unis, le réchauffement climatique pouvait encore être inversé, et les paquets de cigarettes coûtaient seulement 6€), il était naturel, pour ne pas dire facile, de se concentrer sur nos souffrances personnelles. Je pense souvent aux adolescents d’aujourd’hui, qui traversent sans aucun doute les mêmes tourments émotionnels que nous à l’époque, mais qui doivent en plus faire face à la montée du fascisme, à l’inflation, aux catastrophes climatiques. Comment s’aménager un petit espace de poésie et de beauté rien qu’à soi, quand le monde brûle et que les droits des plus vulnérables reculent ? Le retour de la culture Tumblr m’interroge donc, parce que je me demande quelle fonction elle remplit exactement pour les jeunes de 2025, qui sont tout autant les moteurs de ce revival que nous, les ex-tumblr kids désormais proches de la trentaine. Est-ce que, comme les enfants des 90s qui idéalisent cette décennie, les 2010 nourrissent une nostalgie intense pour l’époque qui les a vus grandir, en se disant que c’était mieux avant (ce qui, au vu de la situation politique actuelle, est vrai) ? Ou au contraire, la dépression tumblerienne son esthétique dépressivo-glauque leur parlent-t-elles à cause de l’état catastrophique du monde actuel ? Tous les jeunes sont-ils voués à passer par une phase de nihilisme soft-grunge, ou le retour de ces marqueurs, chambre d’écho du mal-être adolescent, doit-il nous alerter ?

Il n’est pas anodin que l’esthétique Tumblr fasse son grand retour au moment où la jeunesse va de plus en plus mal, et qu’elle est rongée par l’anxiété face au monde que nous lui léguons. Je pense que, comme nous avant eux, les jeunes d’aujourd’hui cèdent aux sirènes du soft-grunge parce qu’elles reflètent ce qu’ils ressentent. Après dix ans de health culture, de clean girl, de soft pink cottagecore, de van life et d’hédonisme millimétré, nous ne pouvons plus y échapper : le monde va mal, et nous avec. Les troubles de santé mentale chez les jeunes sont si prégnants qu’ils ne sont même plus tabous ; une étude révélait en 2024 que rien qu’en France, la moitié des collégiens et des lycéens se plaignaient de troubles psychologiques et somatiques récurrents, tandis que 15% d’entre eux souffraient d’un risque accru de dépression. Ils n’ont plus besoin de Tumblr pour nourrir secrètement leur mal-être, car il éclate au grand jour et surtout, aux visages de leurs parents.

Ce changement de paradigme déplace, je crois, la fonction de l’esthétique tumblerienne, et sape son côté confidentiel et underground ; à mes yeux, son retour ressemble plutôt à une proclamation, voire à un manifeste politique. En réalité, ne l’oublions pas, Tumblr n’était pas seulement le réceptacle des fantasmes un peu dark des adolescents, c’était aussi un espace de rébellion. À la différence d’Instagram, le réseau social nous encourageait à réfléchir, à lire, à regarder, à ne pas se contenter d’acheter pour exister. L’esthétique soft-grunge au coeur du phénomène tumblerien découle elle aussi d’une histoire faite de ruptures et de résistances, puisqu’elle hérite des mouvements punk, rock, ou indé de la scène artistique des années 70 et 90 (coucou les Riot grrrl), caractérisés par l’envie de se détacher de la masse, d’exprimer la colère et la souffrance des marginaux. Et puis, dans emo, l’autre sous-courant de cette culture, il y a emotional, soit la capacité de ressentir les choses très fort, et d’y répondre avec autant d’intensité. La culture Tumblr est par ailleurs l’un des premiers exemples de la vitalité et du pouvoir des mouvements issus d’internet, de la façon dont ils peuvent définir et façonner une époque, et avoir des répercussions mondiales sur les industries culturelles.

Dans le retour de l’esthétique tumblrienne, je ne lis donc pas juste le retour de la glamourisation du mal-être, mais une invitation à faire sécession avec la culture dominante, et à nous mettre en colère, avec nos outils à nous. C’est peut-être idéaliste, mais  je me dis que via leur retour en force, Lana, Lorde, Marina et Sky nous invitent en réalité à renouer avec les adolescent.e.s enflammé.e.s que nous étions, et encouragent la jeunesse au même sursaut. Comme si elles nous poussaient à ressortir de nouveau les Docs, à nous égratigner les genoux et à nous envoyer les paroles des chansons de Patti Smith et de Hole, tard le soir. Il est temps que les cool kids de Tumblr se rappellent ce qu’ils ont appris il y a quinze ans, et qu’ils le transmettent à la génération suivante : que les marginaux savent souffrir, certes, mais qu’ils savent aussi rêver, s’organiser et résister. 

Ce mois-ci, vous pouvez aussi me retrouver

  • sur le site de TroisCouleurs, pour un article sur le cinéma de Satoshi Kon et les hommages (proches du plagiat) que lui ont rendu d’autres cinéastes

On se quitte sur un dernier hommage nostalgique à Tumblr avec une de mes chansons préférées de l’époque. I WISH I hadn’t been so clean.

Et vous, quels étaient vos coups de coeur et vos obsessions du mois d’avril ?